Laurent

09 avril 2006

Cinémotion : Rêves (Akira Kurosawa - 1990)

Et voila, ça recommence.
Je sais pas pour vous, mais j'ai toujours un peu de mal avec les bonnes résolutions: je me dis à chaque fois que j'arriverai à les tenir la fois suivante : )
Ah! c'est finalement difficile de s'imposer ce qui, de toute évidence, est "bon" pour soi. Bien plus que ce qui ne l'est pas... Condition humaine, quand tu nous tiens.

Ce week-end par exemple, j'avais prévu de rompre avec le quotidien. M'éloigner du PC. M'oxygéner dans une de nos verdoyantes contrées encore en stock... Mais j'y ai malheureusement trouvé l'orage et la pluie.
Bref, me voila de retour devant l(es) écran(s) pour le jour du seigneur !
Au moins ce PC marche bien, mais avant de l'allumer, je me suis d'abord offert un dépaysement par l'image signé Akira Kurosawa.
J'ai revu les huit rêves d'un petit garçon de 80 ans, l'âge qu'avait en 1989 cet immense cinéaste japonais lorsqu'il les immortalisa sur pellicule... La coincidence voulut qu'il nous quitta huit ans plus tard.



Soleil Sous La Pluie - Le Verger Aux Pêchers - La Tempête De Neige - Le Tunnel - Les Corbeaux - Le Mont Fuji En Rouge - Les Démons Gémissants - Le Village Des Moulins A Eau.
Autant de rêves contés avec une limpidité qui n'a d'égale que la beauté des images dont la composition rappelle celle des estampes japonaises.

Soutenu depuis Kagemusha par les deux imposants admirateurs que sont Spielberg et Lucas, Kurosawa exploite les dernières avancées technologiques de l'époque en matière d'effets-spéciaux pour filmer par exemple son double en train de courir dans les paysages à l'huile de Vincent Van Gogh.
La peinture ayant été un des premiers amours du cinéaste japonais -il la pratiqua jusqu'à sa mort- , Les Corbeaux est un hommage passionné au célèbre peintre hollandais, interprété ici par...Martin Scorcese! Autre poids-lourd du cinéma de qualité et lui aussi grand fan de son homologue nippon.


La structure du film est ainsi celle du film à sketches, un genre qui semble t'il n'a pas été toujours bien compris par la critique. Rêves ne fit pas exception à la règle, et lors de sa sortie, une grande partie de la presse qualifia le film de "mineur", voire "décevant" dans l'oeuvre de Kurosawa.
On lui reprocha notamment la naiveté des images et du message, au même titre qu'une certaine lenteur dans le rythme, l'absence du souffle épique qui caractérisait ses films de samouraïs...
D'un certain point de vue, c'est vrai.
Mais pourquoi ne pas considérer Rêves avec plus de simplicité et moins de références, c'est à dire sans perdre de vue la démarche du maître: il nous raconte visuellement ses rêves, ni plus ni moins, nous offrant un précieux témoignage intime.
De façon très naturelle, le film nous en apprend ainsi beaucoup sur la personnalité profonde du cinéaste.


Dans Soleil Sous La Pluie, un enfant -que l'on devine être le petit Akira- transgresse un interdit: il se cache pour voir les renards se marier dans la forêt.
L'exil forcé sera sa punition.
C'est bien connu, l'interdit fascine et finit par l'emporter. Mais surtout, le cinéaste est un homme qui vit pour l'image, et par analogie, en voyant ce premier rêve, difficile de ne pas penser à l'enfance de Kurosawa dont le destin bascula dans une salle de cinéma, malgré l'interdiction de son père professeur à l'école militaire de l'armée...

Le réalisateur s'exprime d'ailleurs sur la tristesse et l'absurdité de la guerre dans Le Tunnel.
Un officier revenu du champs de bataille, croit voir -au propre, comme au figuré- le bout du tunnel, la fin de l'horreur... Mais les fantomes des disparus qui étaient sous ses ordres le rattrapent. Ils incarnent la torture du sentiment de culpabilité que ressent un homme convaincu qu'il est responsable de leur mort.
"Héros, vous avez eu une mort de chien!" leur dit-il en pleurant avant de les supplier de repartir, nous rappelant que la guerre détruit aussi ceux qui lui survivent.

En dehors des rêves brièvement évoqués et La Tempête de Neige qui fête la volonté de survie de trois montagnards, les autres rêves ont pour fil conducteur le problème de l'anéantissement de l'environnement par l'homme.
Dans Le Verger aux Pêchers, face aux âmes des arbres fruitiers abattus, le petit Akira se défend de pleurer parce qu'il ne peut plus se délecter de leurs pêches: c'est le spectacle des arbres en fleurs qui lui manque, car "s'il est facile d'acheter des fruits, où peut-on acheter tout un verger fleuri ?"
Après le défilé nuptial des renards, le ballet des pêchers. Chorégraphies typiquement japonaises dont le lyrisme célèbre la beauté de la nature.
Et d'une manière générale, Kurosawa est admiratif devant les fleurs et l'harmonie des couleurs qu'elles offrent -ses routes et chemins rêvés en sont le plus souvent bordés.


Mais si le spectacle dans le deuxième rêve se terminait sur une note d'espoir, les angoisses de Kurosawa sur la pollution prennent le dessus et explosent à l'écran dans les cauchemars Le Mont Fuji En Rouge et Les Démons Gémissants.
A la suite de l'explosion d'une centrale nucléaire, le mont Fuji s'écroule, et tout l'archipel sombre dans le néant. Le réalisateur, à présent incarné par un adulte, sorte de touriste candide découvrant le monde de ses rêves, lutte en agitant désespérément sa veste pour repousser les horribles nuages radioactifs technicolorisés.
La peur de la bombe atomique et les ravages du nucléaire reprennent de plus belle dans Les Démons Gémissants, vision de l'enfer dans lequel les hommes, devenus de misérables démons cornés à cause de leurs excès destructeurs, sont condamnés à errer et à se dévorer entre eux...


Pour rompre radicalement avec le pessimisme des rêves précédents, le film se termine avec légèreté sur un beau songe utopique: et si l'homme réapprenait à vivre en totale harmonie avec la nature ?
Dans Le Village Des Moulins A Eau, les habitants vivent au milieu de la forêt avec l'énergie hydraulique et meurent centenaires. Même la mort naturelle y est célébrée comme une fête, voire une leçon de vie, car elle n'est pas considérée comme une fin injuste, mais comme la renaissance d'un cycle.
Peut-être que les hommes seraient plus aptes à accepter l'épilogue de leur existence s'ils ne le précipitaient pas avec les maladies qu'ils se sont eux même créees ?...


Le cinéma est art de l'illusion, art de la suggestion, art d'une symbiose avec d'autres formes de création artistique (musique, peinture, etc...) et Rêves est un de ces rares films qui illustrent si brillamment cette définition.
Le film-poème d'un grand monsieur qui en nous racontant ses rêves soulevait des questions, des inquiétudes universelles et terriblement d'actualité.
Le grand rêve d'Akira l'humaniste était de ne pas quitter ce monde sans avoir un peu d'espoir: l'espoir que les hommes apprendraient à mieux se respecter, et réaliseraient à temps l'urgence de protéger les beautés et les richesses de leur planète.

Si tu nous vois de la-haut Akira, j'espère que tu n'es pas trop déçu... : (

Laurent.

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02 avril 2006

Cinémotion: Aguirre, La Colère de Dieu (Werner Herzog - 1972)


En 1972, le réalisateur allemand Werner Herzog, fasciné par les personnages souffrant de folie des grandeurs, rappelle son acteur fétiche -et ami-ennemi intime- Klaus Kinski pour aller tourner au fin-fond de la forêt péruvienne.
Le célèbre comédien incarne bien entendu Aguirre, le personnage principal de cette odyssée métaphysique.

Aguirre est un des hommes d'une expédition de conquistadores espagnols au XVI ème siècle, à la recherche d'un trésor de légende en Amerique du Sud: l'Eldorado -recherche qui causa la mort de millions d'amérindiens, esclaves, et décimés par les épidémies venues d'Europe- .
Victime du fleuve, un groupe d'hommes mené par Pedro de Ursua et de son bras droit Aguirre, se retrouve coupé des autres. Aidé par un complice, Aguirre se rebelle contre son supérieur qu'il neutralise, puis force les autres hommes à accepter de le suivre dans une quête impossible, aux confins de la jungle et de la folie destructrice...

Une image concentre toute la force du film et résume son propos, celle de l'épilogue: Aguirre se retrouve seul sur le radeau en train de sombrer.
Lui qui se prenait pour Dieu, avait promis richesse et empire à ses hommes, à sa fille, les voila tous morts, victimes de maladie, d'attaques invisibles, et d'épuisement. Son radeau est à présent envahi par les singes, et bien qu'il soit condamné, il continue, seul, à vivre dans son fantasme de l'Eldorado.

Werner Herzog ne pouvait pas trouver meilleur acteur que Klaus Kinski.
Pour la petite anecdote: les figurants péruviens, croyant vraiment à la folie brutale de Kinski, avaient proposé à Herzog de liquider l'acteur à la fin du tournage !
Cette oeuvre épique qui raconte la folie des hommes pour l'or, c'est à dire la richesse, le pouvoir, montre à quel point ceux qui en souffrent, au même titre que leur ambition démesurée, sont si dérisoires, si ridicules, face aux éléments, les forces de la nature -la colère de Dieu- qu'ils croient maitriser et veulent exploiter...
Si l'homme gagnait en sagesse, perdait en désir de profit, alors il respecterait mieux son environnement, autant humain que naturel, et par voie de conséquence il serait plus en mesure de survivre à la colère de ce qui le dépasse.
Un très grand film.

Laurent.

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Cinémotion: The Fisher King (Terry Gilliam - 1991)


- J'ai soif,
dit le roi mourant au bouffon.
Le bouffon ramasse une coupe au pied du lit, la remplit d'eau et la tend au roi.
La douleur du roi disparait soudain et il réalise que c'est le Graal qu'il tient entre ses mains.
- Comment as-tu pu me trouver ce que toute ma vie j'ai cherché sans succès ?

C'est l'histoire d'une rencontre salutaire, d'une amitié improbable et extraordinaire entre deux grands blessés de la vie.
L'un est une ex-vedette de radio, l'autre un ancien professeur d'université.

Au début, Jack est une voix sûre et corrosive, une star de la FM qui chaque jour entend les soucis et les chagrins de ses auditeurs. Il en a fait son beurre et se fout éperdument de ce que ses clients lui racontent, n'hésitant pas à les envoyer paitre en ricanant. Mais ça fait partie du show, l'audience est bien là et en redemande.
A tel point que Jack se voit un jour courtisé par la télé, cette dernière lui offrant l'opportunité de jouer son propre rôle de méchant sorcier des ondes dans une sitcom.
Perché au sommet d'une tour de verre, le luxe froid et ultra aseptisé de son appartement est à l'image de l'homme, plein de certitudes. Un monstre de narcissisme et d'égoisme, la star qui maudit ses joues, se fait des masques de boue en se prélassant dans l'eau savonneuse de son jacuzzi.
Le voila en train de danser en peignoir devant sa télé.
C'est à ce moment précis que les informations du soir annoncent une tragédie terrible, ce moment où le destin de Jack va complètement basculer: un de ses fidèles auditeurs a interprété au pied de la lettre quelques paroles de l'animateur et a ouvert le feu dans un bar à la mode.
Bilan: sept morts.
En apprenant la nouvelle, le visage de Jack se métamorphose.
En quelques secondes, le Jack roi de la FM cesse d'exister.
L'homme si sûr de lui devient tout à coup un petit enfant horrifié, dépossédé de tout et d'une fragilité extrême...

Trois ans se sont écoulés, et aujourd'hui Jack est une loque, un alcoolique dépressif qui ne sait plus aimer et travaille plus ou moins dans un vidéoclub miteux dirigé par sa compagne, une femme très amoureuse et désespérée de ne pouvoir le guérir de sa hantise. Rongé par la culpabilité après la tragédie survenue trois ans plus tôt, il songe même au suicide.
Mais il sera sauvé in extremis par Parry, un drole de clochard convaincu que Dieu l'a chargé de retrouver le Saint Graal quelque-part en plein New York, et voyant en Jack un envoyé du ciel qui va l'aider à accomplir avec succès sa quête.

Parry est en fait un ancien professeur de littérature ayant perdu la raison après avoir vu sa fiancée mourir violemment devant lui dans le bar, le soir du grand drame. Lorsque Jack l'apprend, il se sent redevable d'une dette envers son nouvel ami, et va le suivre malgré lui.
Tous deux vont ainsi s'entraider pour trouver leur Graal qui est loin d'être la coupe dérisoire prenant la poussière à l'intérieur d'une grande demeure sur la 5eme Avenue.
Le Graal de Parry est en réalité une jeune femme maladroite et timide qui ne se sent pas assez jolie pour être aimée, et qu'il passe ses journées à observer discrètement dans la rue.
La Graal de Jack est de perdre enfin son sentiment de culpabilité, de payer sa dette, et pour cela il doit aider son ami à exaucer son voeu le plus cher...

A travers ses films, Terry Gilliam n'a cessé de nous dire que la réalité ressemble souvent à la fiction, que l'imaginaire et tout ce qui le stimule a un pouvoir salvateur.
En proie à des hallucinations, Parry se voit poursuivi par un terrible chevalier rouge qui personifie la réalité de son passé comme réduit et stoppé à ces quelques minutes trois années en arrière, ce moment durant lequel son destin a subi le cataclysme dont Jack est aussi la victime. Mais ce monde imaginaire dans lequel il vit lui donne aussi un but, le sauve, et va aider indirectement les deux hommes dans leur quête personnelle.

Gilliam filme ces droles de personnages en marge de la société avec une tendresse et un humanisme incroyables, nous montre à quel point le vrai bonheur tient à peu de choses. Mais il nous montre surtout que la vie n'est jamais une rivière tranquille, que rien n'est acquis. Parce que le destin est constamment un fil d'argile maléable et d'une fragilité extrême, tout peut basculer à nouveau, brutalement et extrêmement vite.
Ainsi, lorsque tout semble résolu, lorsque Jack est parvenu à provoquer le rendez-vous galant pour son ami qui séduit enfin la femme de ses rêves -séquence magique- , Parry est à nouveau la proie du terrible souvenir -le chevalier rouge!- et fait une très grave rechute, se retrouvant à l'hopital psychiatrique dans le coma. Ce violent retournement de situation survient au moment où le spectateur pouvait croire que le film se terminait là, de façon positive pour tout le monde, telle une belle histoire qui commence mal et se finit bien.
Ce n'est pas le cas. Pas encore.
Une nouvelle tempête balaye tout, les couples se défont dans la douleur et Jack rechute sévèrement lui aussi: il redevient finalement le Jack d'avant, de retour sur les ondes, ignorant ses anciens compagnons de rue. Et Gilliam souligne le fait qu'être roi est aussi un état d'esprit dont on ne peut se défaire que très difficilement, un roi reste un roi.

Mais Jack n'est quand même plus le même. Il est un roi souffrant, incapable d'oublier son drole d'ami qui l'a sauvé de la mort...un peu comme dans l'histoire originale du Roi Pecheur, lorsque le bouffon tend le Graal au roi, et le sauve.
Même s'il n'est pas directement responsable de l'état actuel de Parry, la culpabilité est revenue et continue à le hanter, lui donnant le sentiment que "même lorsque la vie lui sourit, il a l'impression que c'est pour mieux lui faire la gueule". Jack ne rêve maintenant que d'une chose: voir son ami sortir du coma pour se sentir enfin libre.
Alors il va tenter l'option de la dernière chance, prendre enfin son courage -son Graal- à deux mains dans une des séquences les plus droles du film. Et parce que la vie est aussi faite de ces particules de miracles et de bonheur, c'est par une pirouette sublime que le film fait alors éclore une fleur d'espoir, nous rappelant que si rien n'est jamais acquis, rien n'est jamais perdu non plus, tout peut arriver:
cette fois, c'est le roi qui va apporter le Graal au bouffon et le sauver...

De retour parmi les vivants, Parry transforme l'asile et ses internés... en chorale chantant "I like New York In June" ! Le spectateur se souvient alors de cette jolie scène, juste avant la chute, lorsque Parry est en compagnie de sa dulcinée, et attrape discrètement sur un tas d'ordures l'armature en fil de fer d'un bouchon de champagne. Elle lui parle de ce que l'on jette -un peu comme les internés et toutes celles et ceux que la société considère comme ses rebuts-. Elle même qui se croyait inutile et pas suffisamment belle pour trouver l'amour, semble métamorphosée par cette rencontre, son visage, sa beauté se sont illuminés tout a coup. Parry lui dévoile alors la paume de sa main sur laquelle est posée la petite armature transformée en minuscule chaise, et lui dit qu'"il y a souvent des choses magnifiques dans ce que l'on jette".

Et voila l'histoire de Jack et Parry, ces deux infirmes de l'existence qui eux aussi donnaient l'impression d'être finis, presque "bons à jeter". Une terrible tragédie les a réunis, et a remis en marche le coeur d'un roi qui en semblait dépourvu. Sa rencontre avec Parry l'a rendu humain. Quant à ce dernier, il n'aurait jamais vaincu le chevalier rouge sans cette rencontre.
Evolution heureuse et réciproque qui jaillit de cet ultime dialogue, tandis que nos deux héros dans le plus simple appareil, ont les yeux tournés vers le ciel, en pleine séance de "brise-nuages" -moment drolatique!- :

- avec la force de l'esprit, j'ai tranché ce nuage ! dit Jack, l'ex-cynique terre à terre.
- tu es fou, c'est le vent ! réplique Parry l'ex-psychotique rêveur

Gilliam signe un superbe film qui développe ainsi de la plus belle façon qui soit l'idée que même si l'on ne peut jamais totalement l'immobiliser entre nos mains, il existe toujours un moyen de retrouver son bonheur, son "Graal".
Un hymne à l'amitié et à l'espoir, servi par des acteurs et des actrices dans un état de grâce.

Laurent.

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